jeudi 13 septembre 2012

Wrong

Quentin Dupieux continue son bonhomme de chemin de cinéaste, tranquillement. Faisant tout, il écrit de belles séquences à l'absurde à la fois anecdotiques, arbitraires, et parfaitement intégrées à la normalité ambiante, à la réalité de l'appauvrissement de l'esprit humain dans notre époque. Il filme de beaux plans emprunts d'une mélancolie bien américaine, tout en couleurs vives, avec cet aspect motel-cadillac-coca-cola cent fois magnifié, pas encore éculé. Il compose en grande partie la musique, de belles plages synthétiques aux mélodies aussi mornes et lumineuses que ses images. Il conduit seul son montage, le tout avec relativement peu de moyens, une simplicité de dispositif qui n'a d'égale que la pauvreté d'âme de ses personnages et de son monde. Un monde depuis toujours enclin à l'aseptisé, à la perfection des formes et à leur neutralité. L'image, nickel-chrome, appuie cette déshumanisation programmée de l'espace, où les rapports entre les personnes sont aussi lisses et sans relief.
Nous sommes dans un aujourd'hui post-post-post-post tout, où un abêtissement généralisé est devenu la norme sociétale par défaut. Les ravages de l'époque sur l'inconscient collectif sont tels que désormais on ne distingue plus le logique de l'irrationnel. Le sacré serait devenu cette quiétude putride et confortable dans laquelle on en oublie le bon sens commun, jusqu'à nier que l'on fait du jogging tout les jours. Où les frontières de l'absurde franc et du encore un peu censé sont constamment en train d'empiéter l'une sur l'autre, rongées par une amnésie abrutie totale. Il est complètement anodin qu'il soit 7h60 et surtout que l'on ne vienne pas nous compliquer l'existence avec ça ! Et c'est pourtant ce que vient faire Master Chang en enlevant son chien à Dolph Springer pour que ce dernier réalise combien il l'aime et qu'il est malheureux sans lui. Le concept d'anormalité se trouve ici mis en orbite dans quelque galaxie fort lointaine, en fait on ne saisit plus ce qui est vraiment le plus déprimant sur cette planète. Est-ce que c'est le fait que le palmier devienne un sapin ? Est-ce cette déliquescence hégémonique qui rend l'anthropomorphisme morbide de Chang et de Dolph presque émouvant ? Les personnages, du jardinier joué par le très grand Judor en passant par Emma, sont tous vides de vie mais pas dénués de caractères.
Les films de Dupieux sont toujours malades et désespérés, on ne dira pas de grands films malades car l'oeuvre dupieusienne est somme toute bien mineure. Il y a un cynisme un peu arrogant-branchouille qui sourd de chaque plan et rend ses humbles projets (et tout de même ô combien respectables) plus hautains qu'ils ne pourraient s'en donner l'air. Une manière de clamer haut et fort son étrangeté normale qui rend la pseudo-singularité de l'auteur bien commune. Et cela nuit à la pleine réussite de l'ensemble, car c'était déjà le problème majeur de "Rubber" et des précédents films, et "Wrong", le plus réussi, sorte de "Beethoven" avant-gardiste, continue sur la même constante mais avec plus de cohérence dans le bizarre généralisé. Les réactions des personnages se justifient plus facilement qu'auparavant, on est moins dans un étrange arbitraire que dans l'insondable ordinaire. Manque à Dupieux une vraie profondeur de champs, la représentation de l'espace est encore trop resserrée sur son petit univers. Comme le note Chauvin dans le dernier n° des Cahiers, fait défaut cette envergure politique qui faisait toute la puissance des films surréalistes de Bunuel, pour ne citer que celui qui a mis en scène l'absurde et le surréalisme avec le plus de génie. Ici nous sommes dans une espèce de provocation par la narration tout juste capable de transformer un palmier en sapin, autant dire le degré zéro de la narration débridée. "Wrong" est un film bien, sympa, drôle, qui en dit long et en même temps pas assez sur le dépérissement global et la bêtise de la condition humaine. Un film qui impressionne par moments furtifs mais qui ne laisse pas beaucoup de traces.

4 commentaires:

  1. L'ami Buster (Balloonatic) propose une interprétation convaincante du film qui, sans l'épuiser, en éclaire de nombreux replis et en "récupère" l'arbitraire : il y voit rien moins qu'une métaphore de la "pédérastie" :

    http://theballoonatic.blogspot.fr/2012/09/wrong.html

    et là :

    http://theballoonatic.blogspot.fr/2012/09/wrong-2.html

    l'idée me plaît beaucoup (elle rend le film beaucoup moins anodin et beaucoup plus "touchant" - ce qui est nouveau chez Dupieux, qu'un puritanisme tenace semble tenir à distance des affects). Sous les dehors de la loufoquerie déconstructionniste (horizon théorique un peu vain) et de l'humour pour happy few (sur ce terrain, on ne saurait se mesurer à Bunuel ou Bresson), Dupieux n'est-il pas en train d'élaborer ce qu'il est convenu d'appeler une "oeuvre", avec sa rhétorique et sa weltanshauung propres - toutes proportions gardées? Ce serait déjà pas mal.

    Telek

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  2. Certes, la thèse de Buster est intéressante, et pourquoi pas ? Mais de nos jours, on voit de l'homosexualité latente partout. Ce n'est pas parce qu'un type n'aime que son chien que forcément ce sont de gros hormosessuels. Moi je vois simplement un film de plus sur la misère de la condition humaine et la difficulté d'avoir un rapport aux autres sain. Dolph Springer (s'il est gay, pourquoi ne se fait-il pas son jardinier ?) est plus asexué qu'autre chose selon moi et sa relation avec son chien est surtout quelque chose de contre-nature, comme tout ce qui est montré dans le film (le rapport au couple, au travail, à la société...) et c'est ce qui ferait la force de Dupieux, de montrer combien l'homme est malade dans notre société, si ceci n'était pas entaché par cette posture limitée du "regarde comment je fais du zarbi". Je rejoins plutôt Buster sur la notion de tabou, de folie, d'exclusion, que de celle de pédérastie... Après que Dupieux bâtisse une oeuvre, logique sur un monde incohérent, avec une loufoquerie naturelle sur une absurdité contre-nature, c'est indéniable, mais je crois qu'il lui faudrait se dépasser. Pour l'instant, il n'est pas capable de faire autre chose que cet espèce de nonsense minimal ancré dans cet universalité américaine, en se donnant l'air de s'en foutre comme de la première paire de chaussettes. Ce qui n'est déjà pas si mal, mais ne va pas pisser bien loin non plus.

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  3. Si je puis me permettre, cher monsieur Reality, il me semble que vous confondez pédérastie et simple attirance homosexuelle ; la "pédérastie", nous enseigne le TLF, est "l'attirance amoureuse et sexuelle d'un homme pour les jeunes garçons, enfants ou adolescents" (passion contre-nature par excellence). Voilà pourquoi Dolph Springer, en dépit du sentiment de solitude et d'exclusion qui le hante, n'éprouve aucune attirance pour son jardinier mais se voit proposer par maître Chang, à la place de son animal domestique disparu, un garçonnet blond à lunettes. Il fallait y songer ; Buster l'a fait. Surinterprétation?

    Telek

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  4. Au temps pour moi, quel gnou je fais. Je connaissais pourtant la nuance, mais n'ai pas songé à la prendre en considération. Dans ce cas non, il ne saurait y avoir surinterprétation de la part de ce cher Buster, mais bien plutôt pertinence de l'analyse.

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